Mais qu’est-ce qui pousse un gentil garçon, devenu un brillant étudiant auquel une carrière et le train de vie rutilant d’un cadre sup’ ouvraient les bras, à changer de route pour préférer raconter la vie de groupes reconnus ou en devenir, à assister à des concerts à rendre sourd dans des salles enfumées, à faire le pied de grue dans des lobby d’hôtels miteux ou de grand standing, à écouter des disques toute la journée, et à raconter tout ça dans des magazines et des livres ? C’est sur cette énigme que revient Stan Cuesta dans ce recueil de douze nouvelles comme autant de morceaux sur les deux faces d’un 33T.

Avertissement ; ce livre devrait être vendu scellé et interdit au moins de 25 ans. Mieux, les Ministères de l’éducation, de l’économie et de l’industrie, devraient en acheter tous les exemplaires pour éviter la propagation de cette pensée subversive qui voudrait qu’une vie riche de rencontres et de découvertes vaut mieux qu’une carrière de cadre et qu’un PEL bien rempli.

« Les Beach Boys, c’est un peu mon groupe fétiche. Didier Wampas est un autre fondu du groupe ! Par certains côtés, c’est un groupe qui a une image un peu ringarde et pas complètement imméritée. Mais il y a ce génie qu’était Brian Wilson. On parle souvent de leur album Pet Sound qui est un chef-d’œuvre, mais j’adore Sunflower, parce qu’il est très divers, surement parce que les deux frères de Brian, Carl et Dennis, qui étaient à bonne école, ont participé à l’écriture des chansons et ont apporté une plus grande diversité à cet album. C’est vraiment un album à redécouvrir. »

« Je me souviens que c’est ma mère qui m’a acheté ce disque. Je suis fan de Manset depuis les années soixante-dix, et 2870 est mon album préféré, même si j’aime tout ce qu’il a fait, surtout à cette époque-là. Je l’ai rencontré pour la première fois pour Rock&Folk l’année dernière. J’avais cette image de quelqu’un de distant, inatteignable, en fait il est à l’opposé de ça, c’est quelqu’un de très sympathique, qui fait des blagues ! Je pense que le fait de n’avoir jamais fait de concert, de s’être toujours tenu en retrait, a renforcé ce statut iconique. Sa musique intemporelle a aussi renforcé cette image. Il fait aujourd’hui des disques qu’il aurait pu faire en 78. Il a eu un moment de succès plus grand, à l’époque de Matrice, à la fin des années quatre-vingt-dix. Sa collaboration avec Bashung a participé aussi à ce qu’il perce un plafond de verre. Mais c’est vrai que c’est un peu la statue du commandeur pour beaucoup d’artistes. » 

« J’ai grandi avec Neil Young depuis les années soixante-dix. Je l’ai vu en concert plusieurs fois mais je ne l’ai jamais interviewé. Il se trouve qu’il y a six ans j’ai écrit un livre sur sa discographie qui sera réédité à la rentrée, et en six ans Neil Young a sorti… trente-six albums ! Des live inédits, des albums nouveaux, et des fonds de tiroir, dont celui que j’ai choisi. C’est un album qu’il a enregistré en 1977, qui devait sortir… et finalement il en a fait un autre. Celui-là est magnifique. Neil est tout seul, mais il a doublé sa voix, sa guitare, et c’est sublime. C’est un album acoustique complètement intemporel avec des chansons magnifiques. Je pense que s’il n’y avait plus qu’un chanteur que je devais écouter dans ma vie, Neil Young me suffirait. Parmi les grands anciens, c'est un des rares qui est resté digne longtemps. »

« Gingerella est un groupe anglais signé sur un petit label de Toulouse, Pop Supérette, qui s’est d’abord consacré à la réédition de EP quatre titres vinyle de groupes obscurs des années soixante, comme le premier EP de Jean-Pierre Kalfon, ou le premier Stinky Toys. De temps en temps ils produisent une nouveauté, comme Gingerella que j’ai découvert il y a deux ans dans une petite salle parisienne. Ils avaient dix-neuf ans à l’époque et ils avaient retourné le public. Leurs chansons sont très pop, très accrocheuses, on pense aux Kinks ou aux Only Ones, un groupe que j’adorais. C’est le genre de groupe qui, quand tu perds la foi, que tu as besoin d’un signe, te redonne confiance en l’avenir ! Je suis très content d’avoir écrit le premier papier les concernant à l’occasion de la sortie de ce EP. Place aux jeunes ! »

« Réjean Ducharme est quelqu’un de totalement inconnu en France alors qu’il a publié une dizaine de livres chez Gallimard. Il a même failli avoir le Goncourt en 1966 avec La Vallée des avalés. Mais, pire que Manset, il n’est jamais apparu en public, ce qui renforce le mythe, comme chez Sallinger ou Thomas Pynchon. On a une photo de lui dans la vingtaine, mais plus rien depuis. Personne ne savait à quoi il ressemblait sauf Robert Charlebois, son ami depuis les années soixante et avec qui il a écrit une trentaine de chansons. Pas les plus connues. Son seul tube c’est “J’veux de l’amour”, un slow à la Otis Redding. Ses romans sont fabuleux, et je retrouve chez lui un peu de Kerouac qui était, lui aussi, canadien. Ducharme invente quasiment une langue entre le joual et le français. L’Hiver de force est peut-être son livre le plus proche de la beat generation, l’histoire de ce couple qui galère un peu dans Montréal, qui refuse le travail. C’est vraiment post-hippie. Gallimard a publié tous ses romans dans un énorme volume de la collection Quarto. »

« David McNeil est connu pour les chansons qu’il a écrites pour Montand, Julien Clerc, Souchon, Charlebois… moins pour ses propres disques. Il a commencé sa carrière de chanteur chez Saravah aux côtés des Fontaine, Areski, Higelin, avec trois albums magnifiques. D’autres après sont sortis chez RCA, mais sans grand succès. Quelques pas dans les pas d’un ange, revient sur son enfance, celle du fils de Marc Chagall que le peintre a eu hors mariage. Cette édition est illustrée avec des dessins et des peintures inédites que McNeil a tirés de sa collection privée. Il a écrit une très belle chanson sur son père “Magicien”. À la rentrée il sortira un nouvel album avec ses complices Souchon, Charlebois, Renaud… et un nouveau livre chez Gallimard. » 

« Modiano est un de mes écrivains préférés. J’ai lu tous ses livres mais je les confonds tous. J’adore ce côté flou de la mémoire. J’ai choisi Dans le café de la jeunesse perdue, parce qu’il parle de l’époque dont parle aussi Marc O’, celle de Saint Germain, de l’existentialisme… qu’on retrouve aussi dans le roman de Philippe Jaenada La désinvolture est une bien belle chose. Mais là où Jaenada est très précis, Modiano est flou, et sur les deux romans, comme sur le café Chez Moineau, planent l’ombre de Guy Debord. Je trouve passionnant cette jeunesse de l'après-guerre qui refusait le travail, qui traînait, et qui a énormément influencé mai 68. J’adore la façon qu’a Modiano de traiter cette époque. »

« Marc’O est un vrai personnage de l’ombre qui vient de mourir à 98 ans. C’est quelqu’un qui était une sorte de roi de l’underground qui me fascinait, comme j’étais fasciné par cette génération d’acteurs, les Jean-Pierre Kalfon, Pierre Clémenti, Bulle Ogier… Marc’O a fait quelques films introuvables, à part Les Idoles, le plus connu. C’est quelqu’un qui a fréquenté les lettristes, Isidor Isou, Guy Debord… la bohême de Saint-Germain-des-Prés, et que j’ai fini par rencontrer parce que j’ai fait un bouquin sur Catherine Ringer qui a rencontré Fred Chichin sur le tournage de Flash Rouge, un de ses films tourné en vidéo. Marc’O a aussi participé aux débuts de Higelin quand il animait un atelier au Centre Américain du boulevard Raspail où ont commencé Brigitte Fontaine, Higelin, Areski etc. » 

« C’est un film dont j’entendais parler mais que je n’avais jamais vu refusant de le voir en vidéo. C’est un film de nuit, dont le directeur de la photo est Pierre Lhomme, un des plus grands du cinéma français. C’est une façon de filmer que j’adore ; Paris, la nuit, l’errance… C’est une histoire d’amour très simple, un gars et une fille se rencontrent sur un pont. C’est d’une poésie incroyable. Tu as la nuit sur le fleuve, des bâteaux qui passent, ils marchent dans Saint Germain avec des éclairages de café. C’est d’une beauté ! J’adore ce cinéma post nouvelle vague, les premiers Garel, Eustache, ce cinéma qui ne raconte pas grand-chose, qui déambule. »

« J’ai vu Klute gamin, à la télévision, et j’en avait gardé le souvenir d’un film en noir et blanc. Je l’ai revu il n’y a pas longtemps, et c’est magnifique. Jane Fonda tient un de ses plus beaux rôles, Donald Sutherland est hyper touchant, mais au-delà de l’intrigue, c’est l’ambiance très années soixante-dix qui me touche dans ce film. Une scène m’a particulièrement marqué ; ils sont tous les deux, ils font leur marché dans New York, la musique et la lumière sont fabuleuses, et c’est le moment où Jane Fonda, qui joue une prostituée, tombe amoureuse de Donald Sutherland. Pas un seul mot n’est prononcé. C’est, pour moi, une des plus belles scènes de cinéma. » 

« C’est un film que j’ai vu dans les années soixante-dix, certainement à la Cinémathèque, et qui m’avait fasciné. C’est un film autobiographique d’Eustache, tourné à Narbonne, en couleur, lumineux, avec Ingrid Caven et Martin Loeb, le frère de Caroline, qui joue le rôle d’Eustache jeune. C’est un très beau film sur l’enfance, les mômes qui marchent pour aller au bal… une ambiance que je connais bien pour avoir passé beaucoup de vacances dans ce coin. C’est très différent de La Maman et la putain qui est sombre, nocturne, parisien. Aujourd’hui, à Narbonne, tu peux toujours voir la place où Eustache a filmé et la maison dans laquelle il a vécu. »