Manifeste

Oui, la diversité culturelle peut disparaître dans les algorithmes de recommandation et le big data !



Préambule

Un algorithme n’est jamais neutre. C’est un logiciel programmé par des développeurs dans un but défini par un commanditaire. Contrairement à un constructeur automobile qui ne décide pas au préalable si une voiture doit tourner plus souvent à gauche qu’à droite, ce sont les programmateurs qui fixent, a priori, quelles données doit filtrer un algorithme, et dans quel but. Par exemple, les réseaux sociaux filtrent les publications afin de pousser, ceux qui le veulent, à investir pour optimiser leur visibilité. Rien n’est gratuit. Comme le dit l’adage : « Sur Internet, si c’est gratuit, c’est toi le produit. »

Dans de nombreux domaines, les progrès du numérique nous débarrassent de tâches peu gratifiantes. Mais en matière de goûts culturels, ils font planer une menace : celle de voir notre vie intellectuelle gérée par des algorithmes scannant sans cesse l’historique de nos moindres faits recherches pour en tirer des recommandations destinées à orienter nos achats. Au risque d’y perdre notre libre arbitre. Oh, sauf accident, les choses ne se feront pas violemment. Raison de plus pour exercer une vigilance de tous les instants. 

Il était une fois le secteur culturel

Le secteur culturel reste largement régi par l’offre. Des produits dont la conception relève d’un acte de création sont proposés au public sans qu’ils aient fait l’objet d’aucune étude de marché, ni qu’ils aient été testés par un panel de clients potentiels. Dans la distribution classique, les contraintes physiques (manque de place) et financières (immobilisation d’actifs) ne permettant pas aux boutiques (grandes, petites, indépendantes, chaînes spécialisées…) de stocker tous les produits proposés à la vente, seuls ceux qui rencontrent un certain succès restent majoritairement disponibles. C’est d’ailleurs tout le talent du distributeur de savoir composer une offre qui mélange astucieusement références à succès rapide et références de fond, celles qui se vendent en petit nombre mais régulièrement, les « long sellers ». Mais depuis Internet et l’apparition de pure player comme Amazon (et autres plateformes marchandes en ligne) a profondément changé les pratiques et les rapports de force entre les différents acteurs des industries culturelles.

Click and click

En remplaçant les contraintes de gestion d’une chaîne de magasins physiques (choix des emplacements, négociations des baux, aménagement des locaux, gestions des stocks, formation des personnels, animation du lieu, commandes, surveillance de la concurrence directe, indirecte…) par un site internet, des entrepôts automatisés et un service logistique performant, ces plateformes assurent aux clients l’accès à tous les produits référencés, qu’ils aient été mis sur le marché la semaine dernière, il y a six mois ou il y a dix ans, que ces produits aient rencontré le succès ou pas, pour autant qu’il en reste un exemplaire proposé à la vente.

Bien sûr, Amazon présente en priorité les nouveautés et les produits les plus demandés. Mais, depuis 2003, sa plateforme MarketPlace, qui abrite des vendeurs indépendants proposant des références rares ou d’occasion, complète l’offre et assèche la concurrence : le site devient un guichet unique par lequel il faut passer pour accéder à une offre sans fond à partir du simple clavier d’un ordinateur ou d’un smartphone. Pendant le Prime Day, « 40% de ces ventes flash viennent de marchands tiers, qui sont essentiellement de petites et moyennes entreprises. Ce qui montre l’importance de la place de marché d’Amazon dans son dispositif commercial », rapporte la journaliste Keren Lentschner dans un article du Figaro du 9 juillet 2017. 

Dans le secteur de la musique dématérialisée, Apple a créé un système équivalent (tout sur une même plateforme), maintenant concurrencé par le streaming (Spotify, Deezer, Netflix) qui a supprimé la contrainte du stockage sur disque dur.

Long tail et offre sans fin

On a longtemps cru que cette démultiplication de l’offre allait créer une consommation culturelle plus diversifiée, la confidentialité, la rareté ou les ruptures de stock d’une œuvre n’étant plus des obstacles à l’achat. En octobre 2004, dans le magazine américain Wired dont il était le rédacteur en chef, Chris Anderson en a développé une théorie dans un article titré :  

The Long Tail, How endless choice created an unlimited demand (développé et édité en 2007, et publié en France en 2009 sous le titre : La Longue Traîne, quand vendre moins c’est vendre plus). Selon lui, pour que les internautes explorent spontanément cette « longue traîne » composée de tous les produits accessibles, best sellers comme les produits de niches ou oubliés, il suffisait aux éditeurs de les rendre disponibles (Make it available), aux distributeurs d’adapter leur prix de vente (Cut the price in two and…lower it), et à tous de laisser les consommateurs prendre en main la communication (Let customers do the work), via les appréciations laissées sur les plateformes marchandes et les commentaires échangés sur les réseaux sociaux. Mécaniquement, poursuivait-il, le cumul des ventes de tous ces produits allait infléchir la fameuse règle des 20/80 (les 20% des produits qui génèrent 80% du CA). Bientôt, les ventes des hits se verraient concurrencées par celles des produits moins connus, la curiosité des internautes serait stimulée, et la diversité culturelle se développerait. 

Beaucoup d’appelés, très peu d’élus

La réalité est pourtant bien différente de la vision d’Anderson, comme l’ont rapidement soupçonné plusieurs études, notamment celle commandée dès 2008 par le Ministère de la Culture. Plutôt qu’un essor de la consommation de produits de niche, on observe une « best-sellerisation » des ventes, une concentration croissante des ventes sur le petit nombre de produits les plus exposés ou qui rencontrent déjà un certain succès. « C’est une réalité économique qui prend des proportions de plus en plus importantes depuis dix ans » déclarait ainsi Sophie de Closet, P-DG des éditions Fayard, sur France Culture, en novembre 2014. « A la théorie de la longue traîne, j’oppose celle du restaurant vietnamien : plus il y a de choix, moins le consommateur choisit. » déclarait à la même époque Pascal Nègre, alors PDG d’Universal Music.

De l’âge de l’accès à celui du conseil

Aucun secteur n’est épargné par ce phénomène de concentration des ventes. Dans tous les domaines, la règle du 20/80 reste solide et les hits attirent toujours autant les consommateurs. Dans l’édition, sur un peu plus de 600 nouveaux romans publiés à chaque rentrée littéraire de septembre, seul un petit nombre sera chroniqué dans les grands médias généralistes. Parmi eux, peu d’œuvres de nouveaux auteurs, la place étant occupée par les noms qui éveillent déjà la curiosité. Mi-novembre, après l’attribution des principaux prix littéraires (Goncourt, Renaudot, Médicis), il reste alors vingt à trente survivants. Pour les autres, il faudra compter sur le coup de cœur d’un libraire ou d’un chroniqueur et croiser les doigts pour que la machine s’emballe. Cela arrive. Pas souvent, mais cela arrive une fois ou deux par an. Pour les titres restants, les algorithmes de recommandation des plateformes marchandes sont impitoyables – les titres inconnus le restent, rappelant cette vérité première : on ne cherche pas ce qu’on ne connaît pas.   

Idem enfin du côté des médiathèques (la dématérialisation des supports ne change rien à l’affaire, comme le montre le classement des livres numériques les plus achetés en 2015 sur Kobo) et des musées : les institutions importantes peuvent produire des expositions spectaculaires qui attirent jusqu’à 10000 personnes par jour (Chtchoukine à la Fondation Vuitton), alors que les collections permanentes peinent à déplacer les foules. Le musée Dapper, par exemple, n’a pas résisté au succès du musée du Quai Branly et ses grandes expositions thématiques. Il a fermé ses portes fin juin 2017. 

Un hyper-choix anxiogène

Comment expliquer cette invalidation de la théorie de la « longue traîne » ? La première raison tient à la richesse même de l’offre. Plus elle est large, plus elle plonge le consommateur dans un abîme de perplexité, d’anxiété ou simplement de découragement. Ce phénomène n’est pas propre au secteur culturel comme le montre cette étude dans l’alimentaire. Mais il y est tout particulièrement à l’œuvre : « La richesse de la diversité offerte peut n’engendrer qu’une fuite du consommateur face à l’ampleur des choix possibles » lit-on dans une étude de Benghozi et Benhamou. Sans conseil, on tourne les talons (« Je vais réfléchir, je reviendrai »), on se raccroche à ce qu’on connaît, à ce qui a le plus de succès (les meilleures ventes) ou ce qui est le plus médiatisé (vu à la télé). Un seul exemple, celui de la musique classique, dans lequel les versions d’une même œuvre peuvent se compter par dizaines : en réponse à la recherche « symphonie 40 Mozart », Amazon propose plus de 800 résultats uniquement dans rubrique CD & Vinyles-Musique classique. Laquelle choisir ? Pourquoi ? Courage, fuyons !

Médias versus réseaux sociaux

La deuxième raison est que l’un des points importants de la théorie de Chris Anderson – la communication faite par les consommateurs sur les plateformes marchandes et les réseaux sociaux – ne s’est pas vérifié. Il faut se rappeler que l’intuition d’Anderson est contemporaine du développement de ce qu’on a appelé le web 2.0. L’interactivité, pensait-on, allait provoquer l’érosion – voire l’effondrement – des grands médias, des grandes messes télévisuelles, au profit des chaînes de complément et des réseaux sociaux. Ces derniers, un peu plus de dix ans plus tard, ont certes fait la preuve de leur immense puissance de diffusion en temps réel pour propager des centaines de millions de connexions à travers le monde à tout instant du jour et de la nuit. Mais les grands canaux de diffusion que sont les chaînes de télévision restent massivement les plus influents, et sont même, étrange paradoxe, au cœur des « débats » sur ces mêmes réseaux. Twitter, Snap, Insta… ou pas, tout producteur ou éditeur préfèrera toujours un passage de son auteur ou une présentation de son produit dans une émission de grande écoute plutôt qu’une « campagne » de commentaires sur les réseaux sociaux.

Les amis de mes amis ne me veulent pas que du bien.

La première raison est que nos groupes d’amis sur les réseaux partagent les mêmes goûts que nous. Les publications de ces mêmes amis sont filtrées par des algorithmes qui n’en font remonter qu’une toute petite partie. Facebook est le royaume de « l’absence de dissonance cognitive. Ne communiqueront ensemble que ceux qui partagent les mêmes vues et publient de quoi remettre de l’eau au moulin. Toute opinion dissidente, parce que peu partagée par son cercle d’amis, restera invisible, avec un risque effroyable d’appauvrissement intellectuel et de radicalisation mutuelle ». Mais de découvertes il est rarement question. Et Kevin Lewis, un des auteurs d’une étude réalisée sur près de 1500 étudiants américains durant 3 ans ajoute : « On est à la recherche de personnes auxquelles on ressemble déjà plutôt que d’avoir de nouvelles perspectives et chercher à apprécier d’autres choses ». 

Conseil versus recommandation 

L’autre raison importante est qu’il existe une différence fondamentale entre les recommandations que nous proposent Amazon, Deezer etc., et le conseil d’un journaliste, d’un copain ou d’un libraire.  

Les recommandations sont générées par des algorithmes programmés pour établir un rapport quantitatif et objectif de nos historiques de navigation ; ces données qui, regroupées, composent le big data. Les résultats affichés sur le modèle de « ceux qui ont aimé ont aussi aimé », sont programmés pour rationaliser nos recherches et en faciliter la monétisation, la gestion d’importantes quantités d’un même produit étant plus rentable pour les producteurs comme les distributeurs, que la vente de plusieurs références différentes en petites quantités.  

Le conseil, au contraire, est une argumentation subjective qui repose sur une culture, mais pas nécessairement la nôtre. Vous expliquez ce que vous aimez à une personne, vous lui racontez une histoire, et cette personne – un ami, une connaissance, un vendeur – va imaginer ce qui peut vous intéresser sur le mode de « ça me fait penser à… » Ces conseils peuvent aller du plus évident au très surprenant, mélanger des produits connus avec d’autres qui ne le sont pas ou que l’on a oubliés. Ainsi naît le puissant bouche à oreille. 

« Aujourd’hui, si vous avez aimé un roman, on vous recommande le même auteur ou un auteur qu’a aimé l’un de vos amis. L’un des enjeux pour les prochaines années est de sortir de la consanguinité pour nous proposer de vraies rencontres inattendues » disait Brian Eoff, intuition renforcée par l’étude publiée par le cabinet Kurt Salmon : « le consommateur de biens culturels recherche des conseils spécialisés ». Le philosophe Yves Michaud, ancien Directeur de l’École des Beaux-Arts de Paris, le formule à sa façon : « Se cultiver c’est changer de goût. Il faut s’exposer à la découverte. » 

Réintroduire le conseil dans le numérique

Entrer dans un lieu physique comme une librairie, un hypermarché ou une jardinerie, c’est embrasser d’un seul regard des dizaines de produits auxquels on ne pensait pas en poussant la porte. Pour le client, c’est autant d’idées potentielles. Le problème que pose l’usage des algorithmes comme seuls outils de recommandation est celui de l’absence de surprise, de la disparition de la sérendipité, ces accidents heureux qui peuvent vous faire passer de James Ellroy à Beethoven, d’Érik Orsenna à Mad Max, de Bob Dylan à Mohamed Ali, ou encore de Philippe Katerine à l’exposition Vermeer. 

Entrer sur la home d’un site marchand, c’est être soumis à l’exposition du produit affiché sur la home, puis, et seulement après une première recherche, avoir accès à une liste définie par un algorithme de recommandation et censée correspondre à une envie présupposée, sans explication, avec des présentations d’œuvres (texte de l’éditeur, résumé du film etc.) strictement identiques d’une plateforme à l’autre.  

Les produits de niche, ceux de la long tail, qui ne bénéficient pas des espaces d’exposition,  qui se vendent peu, lentement, qui ne sont jamais présents sur la home des grandes plateformes, vont disparaître petit à petit, engloutis dans cette logique de massification. Parmi ces produits se trouvent également les premières œuvres des nouveaux auteurs qui, sans conseil, ne trouveront un public que sur un coup de dés. Sur ces plateformes qui aspirent de plus en plus de consommateurs, sans réel dispositif de conseil pour stimuler la découverte, la curiosité s’endormira et l’offre culturelle s’appauvrira.

Diversité culturelle

Bob Dylan et Mohamed Ali

La recommandation c’est une tentative d’objectivation du passé, le conseil c’est un pari sur l’avenir. La prescription mène à la massification, le conseil à l’exploration de la diversité. 

Contre le risque d’une standardisation de l’offre et d’une destruction de nos particularités, il est urgent de ménager des espaces pour l’exposition de ces produits, imaginer des systèmes pour remettre le conseil au cœur du numérique.  

Il en va de la survie de la diversité culturelle.  

Gilles Lanier
2ème Round / vivelaculture.com